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LEENAARDS_RP2023_COUVERTURE SANS TEXTE_16.05.2024_01

Regards 2024

Rapport annuel 2023

Dans une société en pleine transition, la Fondation Leenaards s’engage en faveur du bien commun et du vivre-ensemble.

Elle promeut le respect de l’autre et de la nature, la solidarité et le dialogue, ainsi que la liberté de penser, de créer et d’agir.

Dans cet esprit, elle s’attache à soutenir une démocratie vivante et l’innovation sociale.

Oser améliorer et transformer les systèmes qui structurent nos sociétés

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Michael Balavoine
Le discours dominant est alarmiste sur l’état et la durabilité du système de santé suisse. Commençons par prendre le contrepied de cette toile de fond. Peut-on vraiment dire que la Suisse est si mal lotie en matière de santé ? Le système suisse ne dispose-t-il pas d’une base solide pour faire face au futur ?

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Laurent Kurth
C’est vrai que, malgré toutes les limites et les lacunes qu’on lui connaît, le système de santé suisse reste, en comparaison internationale, l’un des meilleurs du monde. Il répond, pour l’instant encore en grande partie, à trois promesses fondamentales de la loi sur l’assurance maladie (LAMal) : une solidarité entre jeunes et personnes âgées, une solidarité entre malades et bien portants et une solidarité dans l’accessibilité aux soins quel que soit le niveau de revenu. On peut discuter du dernier point, où des limites commencent à apparaître. Mais disons que, globalement, nous avons encore en Suisse un niveau de qualité et d’accessibilité aux soins qui est plus que satisfaisant. Lorsqu’une personne souffre, elle trouve des soignants, des médecins, des hôpitaux et des structures de soins dans un périmètre géographique relativement proche, avec une prise en charge de qualité et une couverture financière assurée. Pour faire court, celui qui sollicite des soins y a accès au moment où il les sollicite sans qu’il y ait trop de barrières en termes d’âge ou de revenu. Ce sont ces valeurs de qualité, d’accessibilité et de solidarité qu’il faut chercher à préserver, voire à développer, dans le système de soins du futur.

 

Ce sont ces valeurs de qualité, d’accessibilité et de solidarité qu’il faut chercher à préserver, voire à développer, dans le système de soins du futur.

Laurent Kurth
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Stéfanie Monod
Il faut aussi ajouter un point fondamental pour le contexte suisse qui n’est pas lié directement au système de santé : la population helvétique est en bonne santé parce que nous avons un très bon niveau de vie, un système éducatif performant et un environnement favorable. Ce sont ces facteurs externes qui font que la population suisse est en bonne santé. En comparaison internationale, on part avec plus de chances que les autres. Ce sont ces chances que nous aimerions conserver pour le futur. Or, pour que cette qualité de vie soit préservée, il ne faut pas investir uniquement dans les soins comme nous le faisons aujourd’hui. Il faut penser plus globalement aux déterminants socio-économiques et environnementaux qui sont cruciaux pour la santé des individus et des populations.

M.B.
Comment expliquer que le système de santé suisse, comme celui de tous les pays occidentaux, semble se fissurer ?

S.M.
Il y a eu, depuis les années 1950, un courant de forte spécialisation en médecine. On a concentré les expertises, notamment dans les hôpitaux de soins aigus. Aujourd’hui, nous avons des systèmes hospitaliers industrialisés ultra-sophistiqués où, pour soigner n’importe quelle pathologie, nous avons non seulement besoin de plusieurs médecins, mais aussi de tout un ensemble de soignants et autres professionnels. Malheureusement, cette approche ne répond pas aux besoins de soins les plus fréquents que sont les soins chroniques et de longue durée. Pour assurer ce type de prise en charge, il faut surtout des soins primaires forts, de la coordination des soins et des communautés locales très investies dans les problématiques de santé. C’est exactement ce dont nous manquons, comme d’ailleurs l’ensemble des pays qui nous entourent.

M.B.
Si tous les pays occidentaux sont confrontés au même type de problème, n’existe-t-il pas une recette venant d’un autre pays qui pourrait s’appliquer à la Suisse ?

S.M.
Non. Il importe de ne pas tomber dans le piège de l’un qui fait mieux que l’autre. L’histoire des systèmes de santé est tellement ancrée dans la culture et l’histoire des pays que chacun doit trouver son propre chemin. On le voit très bien : les États fortement centralisés, comme la France, cherchent à décentraliser au maximum. Ceux qui sont au contraire fortement décentralisés essaient de rassembler des compétences. À force de fusions, le Québec a construit une gouvernance unique de tout son système de santé. Au contraire, les Britanniques, qui finançaient entièrement les soins par l’impôt, ont privatisé une partie du système. Il n’y a pas de recette miracle. Partout, les situations sont complexes et les chemins pour faire évoluer les systèmes sont à inventer en partant des contextes particuliers de chaque pays.

L.K.
En Suisse, nous avons observé les mêmes types de mouvements qu’ailleurs. À Neuchâtel, au début du XXIe siècle, les structures de soins ont été cantonalisées. Il y a eu un fort mouvement de concentration, avec la création d’un hôpital, d’une organisation de soins à domicile et d’un centre de psychiatrie. Le financement des EMS est aussi assuré par le canton. Lorsque j’ai débuté au gouvernement il y a onze ans, il n’y avait plus un seul dicastère de la santé dans la cinquantaine de communes neuchâteloises. Aujourd’hui, elles se réinvestissent dans des missions de proximité comme l’organisation du tissu associatif, l’accompagnement des aînés, l’aménagement de l’espace public ou la prévention. Ce sont des tâches qui doivent être ancrées dans la proximité et tenir compte de la diversité des réalités locales. C’est d’ailleurs cette diversité des situations qui fait également qu’il n’est pas possible, en Suisse, d’imaginer une solution fédérale globale. Le contexte est trop différent entre des cantons comme le Valais et ceux de Genève ou Zurich.

M.B.
Dans le contexte des soins chroniques et de longue durée, le fédéralisme suisse n’est-il pas une chance ?

L.K.
Oui. Globalement, nous avons les qualités d’un pays riche à très forte densité urbaine. Il y a des pôles rapprochés qui créent un maillage très fin sur l’ensemble du territoire. Avec, en plus, une structure fédéraliste qui fait que chacun assume les responsabilités liées à la proximité.

S.M.
C’est vrai que cette dimension territoriale, qu’elle soit cantonale ou communale, est une chance magnifique pour la gestion de la santé des populations et des problèmes de prise en charge qui s’annoncent. Pour appréhender le vieillissement démographique, les soins primaires, la prévention ou la promotion de la santé, il y a un fort besoin de régionalisation. Mais pour être efficace, il est cependant nécessaire de repenser comment articuler l’ensemble de ces échelons de régulation. Cela permettrait de rendre la Suisse dynamique dans le domaine de l’organisation des soins de demain.

La première question à régler, c’est cette distinction entre ce qui relève de l’assurance et ce qui relève de la gouvernance globale du système.

Laurent Kurth

M.B.
Une partie du problème de gouvernance du système de santé suisse est-elle donc liée à ce millefeuille fédéraliste ?

L.K.
Nous avons effectivement, en Suisse, un problème d’intrication de responsabilités politiques que nous n’avons jamais affronté. D’un côté, les cantons sont responsables de l’organisation du système de santé sur leur territoire. Ils doivent fournir des soins et organiser des politiques de santé publique. Comme l’éducation, la sécurité ou la culture, la santé est, pour une large part, une compétence cantonale. Les assurances sociales relèvent en revanche de l’échelon fédéral. La confrontation entre ces deux logiques n’a jamais été réglée. Or, la LAMal est devenue très intrusive dans la gestion du système de santé lui-même, ce qui limite beaucoup la capacité d’action des cantons. Beaucoup de gouvernements cantonaux se considèrent d’ailleurs comme de simples organes d’exécution de la LAMal et oublient qu’ils sont responsables du système de santé et de soins, simplement parce qu’il y a déjà tellement à faire pour répondre aux exigences de la loi fédérale qu’il ne reste plus de temps, ni d’argent, ni parfois l’espace juridique nécessaire pour élaborer et assumer une politique cantonale. La première question à régler, selon moi, c’est cette distinction entre ce qui relève de l’assurance et ce qui relève de la gouvernance globale du système.

Pour ce qui est des médicaments et des ressources humaines, il s’agit de questions qu’il faut régler à un niveau international.

Stéfanie Monod

M.B.
Concrètement, quels domaines devraient être gérés par l’échelon fédéral ?

L.K.
La question des médicaments, celle des maladies transmissibles ou encore celle de la formation des professionnels relèvent aujourd’hui de la compétence de la Confédération. Il y a un certain nombre d’éléments pour lesquels il faut bien reconnaître que nous vivons sur un seul espace national. Pour le reste, la Confédération devrait poser un minimum de standards très globaux. En revanche, la mise en œuvre de ces standards, avec les réalités régionales diversifiées que nous connaissons, devrait être du ressort des cantons, avec une responsabilité politique clairement assumée. Autrement dit, un politique fait des choix bien précis au niveau cantonal et, selon les résultats qu’il obtient, il est réélu ou non.

S.M.
Il y a même certains points où la politique de santé est une politique extérieure… Pour ce qui est des médicaments et des ressources humaines, il s’agit de questions qu’il faut régler à un niveau international. Penser l’échelon cantonal comme un micro-État paraît vraiment désuet.

M.B.
Comment pourrait-on améliorer ce problème de gouvernance ?

L.K.
Avec un vrai ministre de la santé. En Suisse, nous avons un ministère de gestion de la LAMal, mais pas de véritable ministère de la santé. Le Parlement réglemente tout via la LAMal, qui est une loi d’assurance. Il s’immisce pourtant ainsi dans l’organisation du système de soins, avec de multiples contraintes nouvelles chaque année. Les exécutifs cantonaux sont progressivement sortis du jeu sans que l’exécutif fédéral puisse être saisi de nouvelles prérogatives. Plus personne ne peut dès lors agir sur l’organisation des politiques de santé et en assurer la cohérence. C’est le cœur du problème de la gouvernance du système suisse. Il faut réinstaurer des responsabilités politiques pour avoir les moyens de mettre en place de vraies politiques de santé publique. L’exemple de la prévention et de la promotion de la santé est pour le coup frappant. On a externalisé cette tâche à une fondation, Promotion Santé Suisse. Il y a un pilotage organisationnel, avec une redistribution de la manne dans le territoire, mais aucune capacité d’influencer les autres politiques qui ont des impacts importants sur la santé. Cela serait pourtant la plus significative démarche de prévention. Dans les exécutifs, on a tellement intériorisé le fait que le système est régi par une législation d’assurance (la LAMal) qu’il est difficile pour les ministres de la santé d’obtenir un budget pour mettre en place un vrai service public si l’exigence ne découle pas directement de la LAMal. On peut le faire à la marge, si on arrive à obtenir des résultats dans les deux ans. Mais pour des actions de santé publique à plus long terme, comme l’organisation des soins primaires, cela devient pratiquement impossible. Et sans ce type d’action politique, il n’est simplement pas possible de produire de la santé.

Il faudrait que la santé fasse partie des délibérations lorsqu’on traite d’environnement ou d’alimentation, car ces éléments sont centraux pour la santé des populations.

Stéfanie Monod

M.B.
Un ministère de la santé permettrait aussi de mener des politiques intersectorielles qui sont cruciales pour la santé publique. Qu’en pensez-vous ?

S.M.
En effet, pour autant que la Confédération ait des responsabilités en matière de santé constitutionnelle. Dans le projet de révision de la loi sur les épidémies, le législateur a ajouté 20 à 30 fois le mot one health pour bien marquer cette interdépendance de la santé humaine avec de nombreuses autres politiques publiques. Mais il manque cet ancrage constitutionnel qui puisse rendre l’État responsable de défaillance dans le domaine large de la protection et de la promotion de la santé. Ce manque de représentativité à la fois juridique et politique au niveau fédéral est ce qui empêche de pouvoir mener des politiques intersectorielles qui sont tellement nécessaires aujourd’hui pour produire de la santé. Il faudrait que la santé fasse partie des délibérations lorsqu’on traite d’environnement ou d’alimentation, car ces éléments sont centraux pour la santé des populations. Aujourd’hui, il est impossible d’intervenir parce qu’il n’y a pas de bases juridiques et de moyens politiques pour ce type d’interventions.

L.K.
Toutes ces questions transversales de politiques publiques qui ont un impact sur la santé sont effectivement évacuées du débat. Je serais curieux de voir combien il y a de co-rapports qui sont établis lorsque le Conseil fédéral parle de travail, de sécurité ou d’environnement. Probablement très peu. C’est pourtant ce qui se pratique pour l’énergie, l’aménagement du territoire ou les finances. Il n’y a plus de politiques sectorielles qui se déploient sans que les impacts qu’elles ont sur ces domaines soient examinés. Sauf pour la santé publique, qui échappe complètement à cette logique.

Le risque, c’est vrai, avec la concentration est de se déconnecter des réalités et de la diversité des régions.

Laurent Kurth

M.B.
C’est pour remettre de l’ordre dans ces responsabilités politiques que vous proposez, l’un et l’autre d’ailleurs, une loi de santé ?

L.K.
À l’origine, l’idée d’une loi était de remettre un peu d’ordre dans un ensemble de compétences aujourd’hui mal définies. Mais cette idée a été mal comprise. On se frotte très rapidement à des problèmes de défense du fédéralisme avec ce genre de question. Si on résume grossièrement, l’architecture constitutionnelle de la Suisse, ce sont 22 puis 26 cantons qui se mettent ensemble et qui décident de remonter certaines compétences au niveau fédéral. Tout ce qui n’a pas été explicitement délégué vers le haut reste cantonal. Alors, quand vous proposez de centraliser un peu plus, vous avez tous les fédéralistes qui se réveillent et vous disent que vous allez affaiblir la qualité du pays et introduire un excès de centralisation. On vous dit : « Attention, vous allez perdre la proximité du terrain, l’autonomie et la saine émulation liée à la concurrence entre cantons. » Ce que je ne conteste pas d’ailleurs. Le risque, c’est vrai, avec la concentration est de se déconnecter des réalités et de la diversité des régions. Il faut donc une loi de santé, mais qui soit minimale, qui pose quelques grands principes et quelques grands standards et fixe de façon exhaustive les compétences de la Confédération, mais dont l’essentiel de l’exécution reste cantonal. Et, surtout, une législation qui clarifie les responsabilités : ce qui est laissé à l’initiative des cantons n’est pas régi par une autre loi, en l’occurrence celle sur l’assurance maladie.


S.M.
Une loi fédérale permettrait surtout de forcer la réalisation d’une vraie stratégie commune entre Confédération et cantons en faveur de la santé et du système de santé. À l’heure où les défis sont massifs, il faut poser des principes qui garantissent les valeurs fondamentales que sont la protection de la santé, l’accès équitable aux soins de qualité ou encore la sécurité financière. Les questions de financement, de planification des ressources en professionnels ou en matériel, de même que l’organisation des services à différents niveaux devraient aussi être clarifiées dans une telle loi.

👉Lire l’étude « Analyse de la gouvernance du système de santé suisse et proposition d’une loi fédérale sur la santé » 

 

M.B.
Contrairement aux idées reçues, une loi de santé pourrait-elle redonner du pouvoir d’agir aux cantons ?

L.K.
Probablement. Il faut bien se rendre compte qu’aujourd’hui il y a des dizaines de millions de francs qui sont dépensés sur injonction fédérale liée à la LAMal. Les frais d’hébergement en EMS, la participation hospitalière, les subsides pour l’assurance maladie : ce sont des paquets d’argent qui représentent la majorité des budgets cantonaux de la santé et qui sont imposés par le droit fédéral. L’idée n’est donc pas de donner encore plus de prérogatives à cet échelon. Il s’agit de mettre de l’ordre dans cette multitude de normes qui créent des obligations pour les cantons tout en affaiblissant leur capacité à mener une vraie politique de santé. Le projet, ce n’est pas de centraliser plus. On veut simplement mettre de l’ordre dans les compétences des uns et des autres.

En Suisse, on se vante de notre démocratie directe. Mais, pour la santé, les choix ne sont pas du tout démocratiques.

Stéfanie Monod

M.B.
La question de la gouvernance du système ne règle toutefois pas une préoccupation légitime du politique et de la population : celle des coûts. Comment améliorer l’acceptabilité financière des prestations ?

L.K.
Il faut d’abord relever qu’il y a un énorme gaspillage dans le système actuel. La compétition conduit, comme toujours quand elle s’effectue autour de financements publics sans limite budgétaire, à une forme de « course à l’armement ». Avec la LAMal, il n’y a pas de contraintes budgétaires ou politiques. Lorsqu’on passe la porte d’un hôpital, on sait que la prestation va être payée. La prestation appelle ainsi le financement, ce qui aboutit à une débauche de moyens. Avec une rémunération à l’acte, l’offre de prestations se développe dans les secteurs les plus rentables plutôt que selon des indications de santé publique.

S.M.
J’ajouterais, pour faire le lien avec la gouvernance du système, que le problème avec cette débauche de moyens et cette course à la prestation, c’est qu’il y a une absence totale d’arbitrage. Ces montants sont alloués automatiquement en fonction de l’activité. Mais est-ce bien là qu’on en a le plus besoin? Que fait-on des 3 à 4 milliards de francs supplémentaires que nous allouons chaque année ? En Suisse, on se vante de notre démocratie directe. Mais, pour la santé, les choix ne sont pas du tout démocratiques. Il n’y a ni référendum possible, ni budget voté. Au regard du montant des dépenses, c’est quand même ahurissant.

M.B.
Ce constat du problème d’incitatifs à en faire plus et d’absence de contraintes est largement partagé. Mais comment le juguler ?

L.K.
Cela peut paraître iconoclaste, mais je pense que restaurer un service public peut être une partie de la solution. Aujourd’hui, une autorité cantonale ne peut plus organiser une offre de base, un socle, qui veut que les patients aient un accès en un temps raisonnable à une prise en charge de première ligne, à une policlinique et à un centre hospitalier. On ne peut pas non plus établir des logiques d’éducation à la santé, de prévention, de promotion ou de suivi des maladies chroniques avec des incitatifs de santé publique. Il n’y a que le financement à la prestation qui est remboursé. Avec cet aspect pervers que les prestataires de soins ont comme « intérêt » à ce que la population soit en mauvaise santé pour qu’elle consomme du soin remboursé.

On gagne en réalisant un acte, mais plus on en réalise, plus la marge s’accroît. C’est un système inflationniste qui pousse à la surconsommation.

Laurent Kurth

M.B.
On va vous accuser de vouloir étatiser la médecine…

L.K.
Comprenez-moi bien, je ne suis pas contre une partie de financement à la prestation. Mais il y a aujourd’hui un véritable effet pervers de la prestation. Nous avons un tarif qui couvre le coût complet dès la première unité, y compris les coûts fixes. Le prix reste identique si on double la quantité. Ce qui amène à une situation extraordinaire: on gagne en réalisant un acte, mais plus on en réalise, plus la marge s’accroît. C’est un système inflationniste qui pousse à la surconsommation, alors même que nous entrons dans une ère de pénuries en termes de soignants et d’argent. Plus j’en fais et plus je gagne. Le trop devient le plus rémunérateur. Avec un socle de base de santé publique, on pourrait corriger le tir. Un service de base qui serait financé par d’autres moyens que l’assurance. Et, là-dessus, on ajoute une offre liée à la prestation, mais qui ne couvre pas le coût complet. Ce qui fait qu’il faut atteindre des tailles critiques pour être rentable. Avec un tel système, une offre pléthorique ou sous- optimale ne fonctionnerait pas. Rétablir un service public est donc aussi une question d’efficience économique.

M. B.
Le financement du système va devenir encore plus problématique avec le vieillissement de la population. Comment intégrez-vous cet élément dans vos réflexions.

L.K.
C’est un autre chapitre inquiétant. Si on double la population des personnes de 85 ans et plus, on double le nombre de gens qui représentent les trois quarts des coûts de la santé aujourd’hui. On peut faire la chasse au gaspillage un moment, mais ça ne suffira pas. Le financement ne peut pas s’appuyer sur les dispositifs actuels, qui vont faire exploser les budgets des ménages. Il faut que la Confédération et les cantons s’entendent pour trouver un financement public des prestations au quatrième âge, au moins sur une génération. Mais il y a tout de même une bonne nouvelle là-dedans : la courbe démographique du quatrième âge va fortement augmenter avec les baby-boomers, puis va redescendre. On est donc sur une problématique de financement d’une génération.

S.M.
Sauf erreur, en 2019, on était à quatre ou cinq actifs pour une personne de 65 ans et plus. En 2050, ce ratio sera de deux pour un et, dans certains cantons, le rapport total de dépendance sera proche d’un pour un si l’on considère à la fois les 65 ans et plus et les moins de 20 ans. L’impact sur le financement des politiques publiques, y compris dans les domaines de la santé et du social, sera majeur. Même sur une génération, les choix sur les investissements à faire vont être drastiques. Comment se prépare-t-on à cet arbitrage? Il n’y a rien aujourd’hui pour thématiser cette question dans le débat public.

La logique actuelle a transformé les actes médicaux et les institutions en centres de profit.

Stéfanie Monod

M.B
La question des pénuries de soignant.e.s complique encore l’équation à résoudre pour le système de santé. Sur ce sujet, une meilleure gouvernance peut-elle aussi apporter des solutions.

L.K.
Je dirais assez simplement que ce que nous n’avons pas voulu régler politiquement et financièrement, en pensant qu’un pays riche comme le nôtre pouvait tout se payer, va finir par s’imposer à nous. À force de ne pas vouloir mettre de limites, c’est la finitude du monde dans lequel nous vivons qui va s’imposer. On peut penser que ça sera l’environnement, je pense que ce seront les ressources humaines avant. Avec un drame: plutôt que de gérer des priorités, il va falloir gérer la pénurie. Et ça, globalement, ce n’est pas sain. Poussé à l’extrême, cela veut dire que, pour bénéficier de soins, il faudra être le plus riche, le plus fort ou l’ami du puissant. C’est un peu un désastre politique que de ne pas reconnaître que nous sommes face à une rareté de ressources économiques, humaines, énergétiques et même peut-être techniques et qu’il faut, pour y faire face, définir des priorités. Pour moi, c’est normalement le rôle du politique que de définir ces priorités. Pour l’instant, nous n’y sommes pas arrivés.

S.M.
Il est clair qu’il va manquer d’importantes ressources, notamment au détriment des soins de longue durée, si on ne pense pas le système autrement. Il manque effectivement une capacité d’anticipation et un débat autour des allocations de ressources et des priorités du système. La logique actuelle a transformé les actes médicaux et les institutions en centres de profit, avec des systèmes industriels hyper spécialisés qui consomment énormément de ressources humaines pour un résultat en termes de santé populationnelle qui est marginal. Le problème, c’est que des grosses machineries comme les hôpitaux sont difficiles à réformer, tant les processus et les trajectoires de soins deviennent illisibles. Il y a pourtant un moment où il faudra effectuer des choix, en faveur d’un investissement dans la communauté. Et plus ceux-ci seront tardifs, plus ils seront difficiles.

Le temps passé par le soignant auprès du patient est devenu marginal. […] Et celui passé à alimenter les données dans le système de facturation et d’information a pris le dessus. […] Pour moi, c’est le signe d’un système malade, c’est un système qui panique.

Laurent Kurth

M.B
Cette logique de production de soins conduit en plus à une grande souffrance du côté des soignant.e.s…

L.K.
La logique actuelle crée un cercle vicieux très insatisfaisant pour les professionnels. Sur une journée de huit heures, le temps passé par le soignant auprès du patient, c’est-à-dire ce pour quoi il a été formé et engagé et ce dont la société a le plus besoin, est devenu marginal. Parce que ce qu’on demande aujourd’hui en termes de monitoring du système est devenu démentiel. Le temps passé à alimenter les données dans le système de facturation et d’information a pris le dessus. D’un point de vue politique, quand on voit le peu de données auxquelles on a accès, on se demande bien pourquoi les soignants passent autant d’heures à nourrir la machine. Pour moi, c’est le signe d’un système malade, c’est un système qui panique. Lorsque cela arrive, on multiplie les besoins de justification et de monitoring. Ce qui épuise et démotive les gens et ce qui accélère finalement la pénurie.

S.M.
Oui, on peut penser que maintenir le système a plus de valeur que ce qu’il produit. Et que la résultante est une déshumanisation tant des professionnels que des patients.

M.B.
Le tableau que vous dépeignez n’est-il pas un peu sombre ?

L.K.
Je ne le crois pas. Je pense que si nous ne faisons pas attention, nous risquons de voir des bouts du système qui vont réellement s’effondrer. Avec des effets collatéraux : une génération sacrifiée et une forme d’anarchie dans l’offre de soins. Je pense aussi qu’il faut des organes où se crée le débat éthique pour asseoir ensuite les choix politiques de santé publique et pour définir les priorités et l’allocation de ressources. Sinon, les choix seront forcément démagogiques. L’alternative à cette démarche, c’est l’anarchie et la loi du plus fort.

S.M.
Les jeunes à qui j’enseigne ces sujets sont de plus en plus nombreux à dire qu’il faut que ces systèmes s’effondrent pour pouvoir plus rapidement reconstruire quelque chose qui ait du sens. Mais il s’agit d’une déconstruction majeure et très complexe. C’est pour cette raison que je pense vraiment qu’il faut une place pour un débat sur ces questions et ces enjeux. Il faut construire des narratifs alternatifs pour construire un autre système. Pour moi, ces débats sont des opportunités extraordinaires de refaire société autour de questions fondamentales.

M.B.
Rester inactif n’est, pour vous, pas une option. Agir est toutefois compliqué, tant les intérêts des différents lobbys dans le domaine sont tout à la fois divergents et puissants. Quelles sont vos pistes pour initier une mutation du système ?

L.K.
Près de 90 milliards de francs de dépenses, vous vous rendez compte de ce que cela représente comme intérêts financiers ?! Un franc sur huit de la richesse produite chaque année dans le pays va dans le système de santé. C’est dire les intérêts qu’il y a là-derrière. Et ce ne sont pas de petits acteurs : les pharmas, les cliniques privées et les assureurs

S.M.
N’oublions pas qu’on leur a laissé toute la place. Il est temps de réveiller la responsabilité sociale de la Confédération et des cantons et de défendre une vision plus ambitieuse, et surtout d’anticiper. Gouverner, c’est prévoir, non ?

M.B.
Il n’y a que les citoyen.ne.s et les patient.e.s qui ne soient pas représenté.e.s…

L.K.
Oui, ce sont les grands absents des débats. Il serait pourtant simple d’instaurer un financement pour les associations de patients comme on le fait pour les consommateurs, afin que ces structures ne soient pas moribondes comme aujourd’hui et puissent participer au débat autour des grands enjeux de société.

M.B.
Autrement dit, impossible de faire évoluer le système sans prendre en compte sa situation actuelle notamment ses acteur.trice.s et lobbys, son fédéralisme et son faible ancrage dans des débats ?

L.K.
C’est ma conviction. Il y a un modèle idéal. Mais il y a surtout un modèle pragmatique sur lequel on est concrètement capable d’avancer. Pour moi, il faut travailler sur ce que j’appelle des verrous. Le verrou fédéral, le verrou du financement, le verrou du débat. Il me semble qu’il faut y aller par petits pas et par étapes, en gardant les acteurs actuels dans le jeu, sinon on perd à tous les coups. Je ne suis pas favorable, par exemple, au lancement d’une énième votation sur la caisse unique, qui vise à sortir les assureurs du jeu et qui va nous faire perdre du temps. En revanche, proposer un financement public pour le quatrième âge et que l’assurance actuelle continue à s’occuper du reste, cela me semble une excellente première étape. On peut ensuite envisager le progrès suivant. Il s’agit d’être pragmatique, et peut-être un peu opportuniste, sinon nous n’avons aucune chance de faire bouger les lignes.

Notes

1.

 

 

Une loi fédérale sur la santé: oui, mais à quelles conditions?

En février 2024, un rapport sur la faisabilité et la pertinence d’une loi fédérale sur la santé a été publié par Unisanté. L’étude, disponible en ligne, a été dirigée par Stéfanie Monod et financée par l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM). Elle a permis à l’équipe de recherche d’analyser le cadre juridique encadrant la gouvernance du système de santé suisse, d’en analyser la performance et de déterminer le contenu que pourrait prendre une loi fédérale sur la santé.
Consciente de l’enjeu sociétal lié aux questions autour du système de santé, notamment au travers des discussions suscitées par l’initiative Santé intégrative & société (santeintegrative.ch), la Fondation Leenaards a accompagné ce processus en finançant deux workshops. Le premier, scientifique, a rassemblé des chercheur.euse.s de plusieurs disciplines autour des enjeux de gouvernance du système de santé. Le second a réuni de nombreuses parties prenantes du système (directeur.trice.s généraux.ales de la santé, personnalités politiques, faîtières, etc.) pour discuter et échanger autour des objectifs que pourrait avoir une loi fédérale sur la santé. En mai 2024, l’ASSM a publié une prise de position en faveur d’une telle loi.

2.

Portraits : © DR




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