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Jean-Luc Manz Une promenade de ce côté, no 48, 2020, acrylique sur toile, 107 × 81 cm

Regards 2021

Rapport annuel 2020

La Fondation Leenaards cherche à stimuler la dynamique créatrice dans l’arc lémanique dans les domaines culturel, âge & société et scientifique. Elle soutient des initiatives susceptibles d’anticiper, de questionner et d’accompagner les mutations de la société.

 

Elle a soutenu plus de 228 projets en 2020, sur plus de 675 évalués.
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Trouver l'équilibre au coeur de nos prochaines normalités

M. B. A-t-on multiplié les gestes inutiles dans cette lutte contre la mort ?

D. S. Oui. Mon histoire personnelle n’en est qu’une parmi beaucoup d’autres, mais j’ai beaucoup souffert de ce phénomène, à la fin de ma carrière. J’ai choisi de devenir anesthésiste et intensiviste justement parce qu’il était possible de faire quelque chose pour le patient. Dans les dernières années de ma pratique, j’ai constaté que beaucoup d’interventions étaient inutiles. C’est dans la logique même du système : on assiste à des congrès internationaux et l’on y trouve toujours une procédure qui n’a jamais été faite en Suisse. Etre le premier à la réaliser, voilà le but. Une fois pour le prestige de l’hôpital, une autre pour celui du médecin. Parfois pour l’argent. Le problème, c’est qu’on en vient à pratiquer des actes qui n’ont plus de sens. Remplacer une valve chez une personne qui a 100 ans sans se demander à quoi cela va mener en termes de qualité de vie, par exemple. Ou accumuler les traitements coûteux en fin de vie. Il y a vingt ans, il m’est arrivé de voir un chirurgien cardiaque laisser un patient mourir sur la table en disant : « Je ne peux plus rien faire. » Aujourd’hui, ce n’est plus possible : on va maintenir le patient en vie avec de l’oxygénation externe aux soins intensifs. Il mourra quatre ou cinq jours plus tard après avoir reçu beaucoup de médicaments. Quel est le but de tout cela ? Le système suit sa propre logique. Il est lancé à pleine vitesse. J’ai l’impression qu’on a oublié de parler avec le patient, d’écouter ses souhaits et ce qui fait sens pour lui. Pour éviter un acharnement inutile, il est cependant essentiel de vraiment l’écouter.

J’ai l’impression qu’on a oublié de parler avec le patient, d’écouter ses souhaits et ce qui fait sens pour lui.

M. B. La mort, c’est le tabou de nos sociétés contemporaines ?

D. S. Dans la génération de nos grands-parents, les personnes ne se sont jamais vues nues. Par contre, elles assistaient à la mort de leurs proches. Le corps du défunt restait dans la chambre deux ou trois jours. Certains médecins aujourd’hui n’ont jamais vu quelqu’un mourir. Je ne parle pas d’une personne déjà morte, car c’est très différent. Les trente dernières minutes, par contre, ça, c’est une expérience. Ce n’est pas facile. Pour les proches, expliquer ce qui se passe à ce moment et être là pour eux est important. Il y a des phases du processus qu’il faut rendre compréhensibles, en décrivant ce qui arrive. En voyant quelqu’un qui tremble et qui s’agite dans ses derniers moments, on peut penser qu’il lutte contre la mort. Mais ce n’est pas vrai : il se passe la même chose lorsqu’on se réveille d’une anesthésie générale. Il faut donc accompagner cette dernière phase, qui est un processus continu. On ne meurt pas comme à l’opéra ou dans les films, en chantant paisiblement pendant que les yeux se referment.

M. B. Est-ce que cette dernière phase est importante ?

D. S. Personne ne le sait. Ce qui compte par contre, surtout pour la parenté, c’est d’éviter les souffrances. Manquer d’air peut par exemple être particulièrement pénible. Le patient a donc droit à un accompagnement adapté, ce qui présuppose de discuter préalablement avec lui. Ce n’est pas cette démarche d’écoute qui augmente les coûts !

M. B. Un des devoirs de la médecine n’est-il pas de tenter tout de même le maximum pour chaque patient.e ?

D. S. Essayer, bien sûr, je n’ai rien contre. On m’a beaucoup reproché, à la fin de ma carrière, de ne pas laisser certains jeunes confrères pratiquer des gestes que je jugeais inutiles. Peut-être y a-t-il une question d’âge et de parcours professionnel. La médecine a beaucoup progressé, il faut le reconnaître, et nous arrivons à soigner des gens pour lesquels il n’y avait aucun espoir de traitement à mon époque. Il peut être adéquat de mettre une valve cardiaque à un patient de 90 ans. En oncologie aussi, les traitements se sont transformés. Il est important de suivre le mouvement. En gardant toutefois une chose à l’esprit : ce qui coûte cher en médecine, c’est de ne pas savoir dire stop. Pour les chirurgiens, ne plus rien faire est vécu comme un échec. Il faut pourtant savoir s’arrêter, sinon on enlève un organe après l’autre sans se soucier de ce qu’il adviendra de la vie du patient après. Je compare ces réactions en chaîne sans fin au parcours d’un train : il y a plusieurs gares auxquelles on peut s’arrêter avant un terminus parfois trop abrupt. Il faut savoir stopper un traitement en discutant avec le malade, en lui donnant les moyens de comprendre. Autrement, ce n’est plus de l’art médical. On alimente une machine qui produit des actes et des coûts sans considération pour l’humain.

Réapprendre l’art de mourir est essentiel. La médecine peut faire de plus en plus, mais elle ne peut pas tout.

M. B. Un autre problème de l’actuel système de santé est sa fragmentation.

D. S. Ce n’est pas un phénomène nouveau, mais il a beaucoup augmenté. Quand je suis devenu patron du service d’anesthésie à Bâle, il y avait un seul patron de chirurgie. Nous discutions de tout ensemble : des problèmes de salles, de la planification, des patients complexes. Au moment de prendre ma retraite, il y avait 16 médecins-chefs de sous-spécialités de chirurgie ! Autant dire que cet ensemble était devenu ingérable. Quand il s’agissait de repousser une opération par manque de personnel ou de salles, si j’allais les voir individuellement, chacun comprenait bien le problème. Une chose était certaine malgré tout : toutes et tous voulaient opérer le lendemain.
Je me souviens d’un cas de tumeur qui avait été détectée sur une radiographie du thorax. Le chirurgien nous avait dit que bien entendu il peut opérer, mais la décision avait été prise sans rencontrer le patient : il n’avait vu que la radio. A l’opération, il a constaté qu’il y avait bien une tumeur. Mais s’il avait pris le temps de voir l’état général du patient, il aurait alors compris que c’était le cadet de ses soucis. C’est l’exemple type d’une communication de base qui manque dans ces processus. Il y a une forme d’industrialisation dans la médecine, qui est issue de la fragmentation extrême des tâches. On oublie le contexte et le patient. Ce qui manque aujourd’hui, c’est le médecin qui voit encore le malade « en entier », qui connaît son histoire et qui sait réellement ce qu’il veut.

M. B. Comment, selon vous, faire évoluer ce système ?

D. S. Il n’y a que la société, la population, qui puisse arrêter cette machine lancée à pleine vitesse. Réapprendre l’art de mourir est essentiel. La médecine peut faire de plus en plus, mais elle ne peut pas tout. Il s’agit d’intégrer ce constat. La règle d’accès au vaccin contre le Covid-19 en est un bon exemple. L’âge est le seul critère. Pour une fois, je suis trop jeune pour être sélectionné en premier. Par contre, lorsque l’âge a été choisi comme critère de triage dans les recommandations de l’Académie suisse des sciences médicales pour les soins intensifs, il y a eu une levée de boucliers : ce critère était devenu inacceptable. Mais a-t-on vraiment demandé son avis à la population ? Non. La médecine est aussi un commerce : beaucoup de monde en profite et gagne de l’argent. Ceux qui paient, les citoyens, sont au final rarement impliqués dans les décisions. Finalement, il y a quelques votations très techniques sur le système de santé, mais sur les grandes orientations philosophiques, sur les choix de vie, la population n’est que très peu consultée. Si bien que ces sujets deviennent de plus en plus tendus.

La situation ressemble beaucoup aux problématiques climatiques. Il s’agit de changer d’orientation et de vitesse.

M. B. Il y a tout de même eu beaucoup de solidarité pendant cette pandémie. Est-ce une forme d’espoir ?

D. S. La solidarité ne peut pas tout. Il y a des limites. Est-ce que nous voulons un système à l’américaine, avec énormément d’inégalités ? Je ne le crois pas. Pour conserver notre système, il faut agir collectivement et relativement vite. La situation ressemble, à mon avis, beaucoup aux problématiques climatiques. Il s’agit de changer d’orientation et de vitesse.

M. B. Ce questionnement sur l’orientation du système et les préférences des citoyens et citoyennes se retrouve au sein de l’initiative « Santé intégrative & société » de la Fondation Leenaards. Cela vous semble-t-il important ?

D. S. Oui. Il y a cette grande enquête citoyenne, déjà, que je trouve essentielle (voir Initiative « Santé intégrative & société »). L’idée de la Fondation de mettre en place un processus citoyen dans le domaine de la santé me paraît centrale. Construire les questions avec le grand public, interroger largement la population et organiser des laboratoires citoyens : cette approche me séduit beaucoup. D’une part parce qu’elle se distancie des lobbys classiques, mais aussi, d’autre part, parce qu’elle s’appuie sur le grand public avant de s’intéresser au monde politique. Souvent élus pour quatre ans, les politiciens ne peuvent pas influencer le système. D’autant moins qu’il s’agit d’enjeux électoraux explosifs.

Ce que montre la santé intégrative en tout cas, c’est que les citoyens sont déjà un pas plus loin que ce que propose le système.

M. B. La santé intégrative permet aussi de remettre les trajectoires individuelles et humaines au cœur des préoccupations. Intégrer les préférences des patient.e.s, c’est ce qui manque au système ?

D. S. Ce que montre la santé intégrative en tout cas, c’est que les citoyens sont déjà un pas plus loin que ce que propose le système. Au moins la moitié de la population a en effet recours à autre chose que ce qui est remboursé et jugé « utile » par le système. La grande majorité du corps médical conventionnel n’est cependant souvent pas au courant de ces pratiques ou n’y croit peut-être pas, alors même qu’un médecin tenterait sans doute la même approche en cas de maladie. Globalement, cela démontre que le modèle hospitalo-centré sur lequel repose la médecine d’aujourd’hui n’est pas ce qui est le plus important aux yeux des gens.
Lorsque l’on doit aller à l’hôpital public, par exemple, on y subit un check-up général. Les médicaments administrés jusqu’ici par le médecin traitant sont alors souvent changés, qui plus est par d’autres médicaments souvent déjà testés précédemment par ce dernier. Et ce, simplement parce que « c’est l’hôpital ». Il y a une forme d’arrogance dans cette organisation et dans cette manière d’agir que bon nombre de patients ne supportent plus. Le professeur d’un hôpital sait tout. (Sourire.) Peut-être bien, mais ce n’est pas ce qui compte pour le patient, qui a d’autres pratiques et d’autres croyances. La médecine intégrative, en s’intéressant au parcours et au vécu du patient, prend ces dimensions en considération.

M. B. Pensez-vous que, malgré les difficultés et les inerties du système, les choses peuvent bouger ?

D. S. Je suis assez confiant. Tôt ou tard, nous allons remarquer qu’il faut agir. Comme avec le réchauffement climatique. Lorsqu’il y a une prise de conscience, tout à coup, ça se met en route et on ne peut plus arrêter le mouvement. Ce qui s’est passé avec le tabac, par exemple, est tout à fait ahurissant. Quand on a commencé à parler d’arrêter de fumer dans les restaurants, tout le monde disait : exclu ! Quelques années après, plus de fumée dans les lieux publics. Quand je pense que j’ai connu les cigarettes dans l’avion ! (Sourire.) Juste après le décollage, tout le monde fumait. Donc, oui, les choses peuvent changer. Peu importe où on commence. C’est ce qui est intéressant avec les questions que soulève la médecine intégrative. L’essentiel est de débuter ; après, c’est l’effet boule de neige qui poursuit le mouvement.

M. B. A la fin, n’est-ce pas une forme radicalement nouvelle de cet « être en santé » qu’il faut imaginer ?

D. S. La vision d’une médecine toute-puissante doit, en tout cas, être fortement nuancée. Promettre à tout le monde la santé est une utopie. Face à la maladie, les moyens qui nous permettent de nous rétablir et de guérir sont multiples et individuels. C’est ce que nous enseigne la médecine intégrative. Ils doivent être proposés, mais avec des limites. La valeur cardinale, à mon avis, c’est la qualité de vie. On utilise sans cesse, dans le monde médical, le terme « multimorbide ». Qu’est-ce que cela veut dire du point de vue du patient ? Si je fais un scanner, je suis sûr que l’on va me trouver des anomalies. Or, je vais bien ! Ce qui compte, ce n’est pas combien de maladies on est capable d’identifier chez moi, mais comment je me sens dans mon environnement. Il faut éviter la mort précoce et donner les moyens à tout le monde de vivre une vie pleine et qui ait du sens. Sans promettre une forme de santé universelle, qui est de toute façon inatteignable.




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