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2017

Regards / Rapport annuel

Fondation Leenaards

La Fondation Leenaards cherche à stimuler la dynamique créatrice dans l’arc lémanique. A ce titre, elle soutient des personnes et des institutions à même de déployer créativité et force d’innovation dans les domaines culturel, âge & société et scientifique.

Tous domaines confondus, la Fondation a soutenu près de 170 nouveaux projets en 2017, sur plus de 560 évalués.

Accompagner et questionner les changements de paradigmes sociaux

La personnalisation émerge-t-elle des données ou est-elle liée au respect de la personne, de son intime et de ses valeurs? Il importe évidemment que ces deux aspects de l’individualisation co-évoluent, sans que la logique technologique prenne le dessus.

Comprendre les enjeux de la santé personnalisée en 1 minute.

Des domaines d’action bien précis

Si elle est porteuse de nombreux espoirs thérapeutiques, la médecine personnalisée n’en est, dans sa réalité technique, qu’à ses débuts; elle reste encore cantonnée à quelques domaines, comme celui de l’asthme sévère ou du cancer. Le projet de séquençage dans le cadre de la lutte contre le cancer colorectal, soutenu récemment par la Fondation Leenaards, est une bonne illustration de ce que peut offrir cette nouvelle approche de la médecine. Repéré tôt, ce cancer est, dans 90% des cas, bien soigné. Cependant, malgré des techniques de dépistage efficaces, il reste le deuxième cancer le plus mortel en Suisse. A un stade avancé, son traitement est souvent difficile à gérer. Pour éviter les récidives, les spécialistes proposent un traitement de chimiothérapie dans tous les cas, même après une chirurgie. Or cette approche est peu satisfaisante. En effet, des chimiothérapies lourdes sont administrées à des personnes qui ne feront de toute manière pas de récidives. Alors que, chez d’autres patients, elles s’avèrent tout simplement inefficaces. Résultat: dans 50 à 85% des cas, la chimiothérapie supportée par les patients est tout simplement inutile. Mais comment reconnaître ceux pour qui elle est nécessaire, afin de ne pas péjorer inutilement la qualité de vie des autres? Les chercheurs soutenus dans le cadre de ce projet tentent de répondre à cette question au moyen d’un algorithme analysant plusieurs types de données, entre autres les images de la tumeur (sous forme de coupes et de biopsies) et les mutations détectées par son séquençage. Leur objectif est donc très pratique et ciblé. Et pour les personnes concernées, il s’agit d’une personnalisation concrète de leur traitement.

Un cancer du côlon est-il caché dans votre ADN? Découvrez le projet lauréat de l'appel "Séquençage du génome humain" 2017.

Le problème des données en Suisse

Au-delà de ces applications précises, la santé personnalisée fait l’objet d’une vague d’engouement d’un type différent, en particulier de la part des industriels du big data. Cette vague se traduit par une course effrénée aux données, quelle qu’en soit l’origine. Car la grande promesse de la médecine personnalisée se joue désormais autour de l’analyse d’immenses bases de données populationnelles. Plus les populations sur lesquelles les données captées sont grandes, plus leur utilité pour l’individu se renforce. Tout cela constitue clairement le début de cette évolution de la médecine dite personnalisée. Un exemple? Le rapport Villani en présente un avec le deep patient. Il s’agit, précise ce document, «d’accompagner le dossier médical partagé (DMP) de production d’informations et de données de santé utilisables à des fins d’intelligence artificielle (IA) pour améliorer les soins et leur coordination, mais également participer à des projets de recherche et d’innovation d’IA en santé». Le DMP serait élargi «comme un espace sécurisé où les individus pourraient stocker leurs données, en ajouter d’autres eux-mêmes, autoriser leur partage à d’autres acteurs (médecins, chercheurs, membres de l’entourage, etc.) et les récupérer pour créer d’autres usages». Ce travail de codification et de normalisation a un objectif clair: passer au crible, grâce à des algorithmes, le contenu de toutes ces informations afin de trouver, de façon de plus en plus précise, les liens de causalité entre les données individuelles et une pathologie donnée.

La grande promesse de la médecine personnalisée se joue désormais autour de l’analyse d’immenses bases de données populationnelles. Plus les populations sur lesquelles les données captées sont grandes, plus leur utilité pour l’individu se renforce.

En France, Emmanuel Macron a fait un clin d’œil amusé à l’avantage jacobiniste français. La centralisation offre au pays de très vastes registres contenant des millions de données sur la santé de ses citoyens. Une situation beaucoup plus avantageuse que celle de la Suisse. Certes, le Swiss Personnalized Health Network (SPHN) a financé de nombreux projets pour que des clusters de données soient enfin créés entre les différents hôpitaux universitaires et que les données soient interopérables. Et l’Académie des sciences médicales (ASSM) vient de publier des recommandations sur la manière dont des registres de données en santé doivent être créés. Car, dit-elle, «ceux-ci occupent une fonction essentielle [en contribuant] à la transparence et à la comparabilité des prestations médicales; ils sont à la base de la recherche clinique et épidémiologique et fournissent des données importantes pour la politique de santé et la planification des soins». L’ASSM rappelle d’ailleurs que, «avec l’augmentation des maladies chroniques, les registres prennent toujours plus d’importance». Enfin, la Suisse a aussi été pionnière dans le domaine du sida. En constituant une cohorte dès les années 1990 qui rassemble les données collectées chez les praticiens dans les laboratoires et les hôpitaux universitaires – le tout de manière standardisée –, elle est devenue un des centres les plus productifs au monde, démontrant tout le potentiel qui peut découler d’une telle organisation. Un exemple suivi par d’autres, notamment pour la transplantation.
Mais, dans l’ensemble, le réveil suisse est tardif et reste timide. Dans la pratique, le problème d’interopérabilité des données en terre helvétique est très loin d’être réglé. Et ce, en raison du morcellement du pays en cantons, mais aussi, davantage même, d’un manque général de leadership politique.

Dans la pratique, le problème d’interopérabilité des données en terre helvétique est très loin d’être réglé. Et ce, en raison du morcellement du pays en cantons, mais aussi, davantage même, d’un manque général de leadership politique.

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Voici un exemple particulièrement parlant: il existe en Suisse plus de 80 logiciels de dossiers informatisés disséminés chez les médecins installés. Les informations qui y sont stockées, avant même l’ajout hypothétique de données par le patient lui-même, sont à coup sûr au cœur de ce que le rapport Villani appelle le deep patient. Or, en plus d’être très divers, les dossiers suisses sont peu normés. Il est par exemple impossible pour un praticien utilisant la solution leader en Suisse romande de savoir combien il soigne de patients hypertendus et ce qu’ils reçoivent comme traitement! Si, dans d’autres pays, les progrès dans ce domaine sont fulgurants, la Suisse est assurément en retard. Et le temps où l’on pourra, comme le souhaite le généticien Michael Snyder, comparer des génomes séquencés avec leurs informations correspondantes sur le phénotype dans des dossiers médicaux complets reste un horizon lointain (Mon ADN oracle de ma santé: entretien avec Stylianos Antonarakis et Michael Snyder, par Olivier Dessibourg, Ed. Planète Santé, 2018, p. 80).
Il est d’ailleurs de plus en plus clair que la génétique doit partager sa place dominante dans la santé personnalisée avec une multitude d’autres paramètres. Certes, les machines à séquencer le génome décuplent leurs performances à chaque nouvelle génération. Mais cette puissance technique n’a que peu fait progresser la compréhension des liens de causalité. La plupart des pathologies dépendent de combinaisons de multiples variants, certains localisés dans des régions non codantes. Surtout, la génétique n’éclaire qu’une part du fonctionnement biologique. Des changements épigénétiques et des différences protéomiques contribuent aussi à l’apparition de différentes pathologies. Sans compter l’immense surprise de ces dernières années: des études sur le microbiote ont montré que jusqu’à 20% des petites molécules circulantes viennent des micro-organismes qui vivent en symbiose avec nous. Ce sont les variations de tout cela, et la complexité émergente qui en résulte, qui font qu’un individu a un fonctionnement biologique unique. Le grand défi du futur, outre le fait de collecter les données, sera donc de les analyser de manière pertinente. Beaucoup de progrès restent à faire avant que le big data devienne, en santé particulièrement, un smart data et que l’incertitude liée à toute démarche médicale complexe diminue réellement.

Beaucoup de progrès restent à faire avant que le big data devienne, en santé particulièrement, un smart data et que l’incertitude liée à toute démarche médicale complexe diminue réellement.

Des enjeux sociaux majeurs

Si les défis techniques, pratiques et éthiques sont importants, il n’en reste pas moins que se positionner dans la compétition mondiale qui anime la médecine personnalisée devient une nécessité. Sans action volontariste dans ce domaine, c’est le futur du vivre-ensemble qui pourrait échapper à une démocratie comme la nôtre.
En France, Emmanuel Macron a compris l’urgence d’agir pour conserver une liberté d’action dans la disruption liée aux données. «On peut, dit-il, transformer totalement les soins de santé, en accroître les capacités de prévention et les rendre plus personnalisés si l’on dispose d’un grand nombre de données. Mais si l’on se met à traiter des questions qui relèvent de la vie privée, si l’on se met à ouvrir l’accès à ces données et à divulguer des informations personnelles, on ouvre une boîte de Pandore et il risque d’y avoir certaines utilisations qui n’iront pas dans le sens du bien commun et de l’amélioration des traitements. Cela crée, en particulier, la possibilité pour les acteurs de vous sélectionner. C’est un modèle économique qui peut être très avantageux, car […] les données pourront être vendues à un assureur qui disposera de renseignements sur vous et sur vos risques médicaux et qui pourra en tirer beaucoup d’argent. Si l’on commence à faire des affaires à partir de ces données, une chance immense devient un risque immense.»
En Suisse, l’Académie des sciences médicales (ASSM), dans ses réflexions sur les registres de santé, recommande de garantir que les droits des personnes dont les données de santé sont collectées soient protégés. Mais la volonté politique manque. La Suisse est l’un des rares pays à être resté silencieux face au récent scandale de l’utilisation des données Facebook par l’entreprise Cambridge Analytica. Aucun projet d’action visant à protéger la population de ce genre de dérive n’est mis en route. Et la motion d’une importante commission parlementaire voulant ouvrir aux assureurs privés un accès aux données génétiques de leurs assurés ne rassure pas; elle a certes été rejetée par le Parlement lui-même, mais jusqu’à quand? (lire l’interview de Dominique Sprumont sur le sujet)

Le rôle de la médecine, mais aussi celui de l’Etat, est d’accompagner la société dans cette évolution, avec la tâche difficile de promouvoir le progrès tout en protégeant, de manière ferme, ce qu’il y a de vulnérable dans l’aventure humaine: les individus malades ou défavorisés, et les valeurs qui font exister une civilisation.

Pour conclure, il est évident que la collecte et l’analyse par intelligence artificielle de quantités massives de données vont changer la médecine et son modèle. Les sociétés du big data – Google, Facebook, Apple, Amazon et Microsoft en particulier – ont toutes des projets pour s’installer dans ce monde, voire pour l’«ubériser» d’une manière ou d’une autre en organisant l’ensemble du système de soins autour du patient-consommateur. En maîtrisant les données en temps réel, elles espèrent proposer à leurs utilisateurs des manières de promouvoir ou rétablir sans cesse leur santé. Elles ambitionnent également de faire de la recherche en temps réel et sur d’immenses populations, pour apporter de nouveaux savoirs dans le domaine de la santé. Une santé d’ailleurs de plus en plus vue comme devant être améliorée et pas uniquement préservée, ce qui ouvre de nouvelles perspectives pour le «marché médical». Cette approche peut apporter des avantages à certains citoyens. Le nouveau type de recherche qu’elle apporte est plein d’intérêt, et l’ensemble de la médecine se lance d’ailleurs sur cette voie. Mais il reste de nombreuses inquiétudes. Celles concernant la confidentialité de données cernant de manière toujours plus troublante les individus d’abord. Mais celles concernant les tensions sur la solidarité qui ne manqueront pas de survenir dans la société, à mesure que seront mieux définis les risques de maladie des individus – liés à leur génétique, à leur comportement, à leur histoire ou encore à leur lieu d’habitation –, le sont encore bien plus. Le rôle de la médecine, mais aussi celui de l’Etat, est d’accompagner la société dans cette évolution, avec la tâche difficile de promouvoir le progrès tout en protégeant, de manière ferme, ce qu’il y a de vulnérable dans l’aventure humaine: les individus malades ou défavorisés, et les valeurs qui font exister une civilisation.

Michael Balavoine

 Portrait de M. Balavoine © Romain Graf

Pour poursuivre la réflexion, visionnez le débat public organisé par la Fondation en février 2018 sur le thème: « Médecine prédictive : faut-il rêver ou avoir peur ?




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